Au petit matin de ce début janvier 1992 on est enfin sur l'autoroute et on file tout doucement(pour ménager notre véhicule qui cumule déjà pas mal de km au compteur) vers Marseille...
On a oublié les péripéties de la nuit, on rigole, on évoque nos trois autres compagnons qui sont eux partis en avion avec les motos, et avec qui nous avons un rencard ce soir.
Le chauffage est poussif, ça caille un peu à l'intérieur du véhicule, mais la vie est belle ... jusqu'à ce que le Land donne des signes de faiblesse et, malgré le pied au plancher, finisse par se ranger tant bien que mal à cheval sur la bande d'arrêt d'urgence et le bas-côté aux environs d'Auxerre. C'est la panne sèche ! Heureusement il y a le réservoir de secours et c'est le bon moment pour le tester.
Bon moment ? Pas si sûr, car il tombe du grésil, nos doudounes sont en manque d'étanchéité et on est incapable, à quatre pattes sur le bas-côté, les genoux dans la gadoue, de faire fonctionner ces foutues vannes de transfert des réservoirs. Pas de problème, on a un tuyau et un jerrican !
Le premier essai de siphonage est le bon sauf que je bois l'équivalent un bon verre d'essence ordinaire, et qu'après plus rien, plus une goutte, comme si j'avais tout bu ! Jean a essayé lui aussi sans succès pendant que je tentais de vomir de l'hydrocarbure un peu plus loin dans l'herbe et sous le grésil, avec le moral à zéro, en pensant que ce voyage en 4X4 et motos de Paris à Libreville au Gabon préparé depuis des mois avec passion et enthousiasme allait surement se terminer pour moi à l'hôpital d'Auxerre au service de gastro-entérologie avec un tuyau de pompage directement relié à mon estomac par l'œsophage, ou pire avec une sonde dans le cul !
Je passe rapidement les épisodes de la borne téléphonique située à des kilomètres (Les indispensables téléphones mobiles n'avaient pas encore vu le jour), de la dépanneuse qui nous dépose 5 mn trop tard chez le garagiste fermé de 12h à 15h, du réservoir de secours définitivement hors d'usage, et tout ça ... pour un peu d'essence !
Tard dans la nuit, on était heureux d'être à Marseille tout comme nos compagnons étaient heureux de nous voir arriver enfin, quoique un peu inquiets.
Avec l'excitation, les péripéties du départ, un réveil trop matinal, ma nuit de sommeil fut courte et perturbée par les rots réguliers d'hydrocarbure. La nuit suivante le fut également (courte) allongés sur nos couchettes métalliques et à ressort des lits superposés à 3 étages dans la cabine du bateau voguant vers Alger; le terme «voguant» n'étant pas forcément le plus approprié pour cette traversée de la méditerranée qui n'avait rien de commun avec de la plaisance ou avec une croisière d'agrément : on pataugeait dans de l'eau croupie à chaque visite aux sanitaires et la plupart des passagers du rafiots, nos nouveaux et éphéméres compagnons de voyage et d'infortune, peinaient à trouver un endroit suffisamment propre ou au sec pour poser leur tapis de prière.
Au matin du 2ième jour la voiture et les motos étaient garées sur les quais du port d'Alger attendant patiemment leur dédouanement. Mon estomac crie famine et, probablement perturbé par le manque de sommeil, je demande un sandwich au jambon (et non pas « un jambon, Beur ! ») à un vendeur à la sauvette qui n'arrêtait pas de nous solliciter. Pour comprendre l'incongruité de ma demande, il faut dire que manger du cochon dans un pays de confession musulmane n'est pas chose facile.
Le gars est un peu surpris, mais contre toute attente revient rapidement avec un truc qui ressemble à du pain garni d'une chose mystérieuse qu'en d'autres circonstances j'aurai discrètement donné à manger aux poissons des eaux glauques du port, mais n'ayant pas encore procédé au complet dégazage naturel du pétrole encore présent dans mes entrailles, j'avale sans gout, sinon celui de l'essence ordinaire.
La suite du voyage fut pareillement mouvementée mais en moins comique : Démission du président Algérien Chadli Bendjedid, chars dans les rues d'Alger, révolte des Touaregs dans le désert, racket organisé de la police et de l'armée au Nigéria, massacres inter-ethniques au Cameroun, Guerre civile au Tchad, manifestations sanglantes des étudiants au Gabon, etc... Mais ça c'est une autre histoire !